L'hiver semblait déjà finir dans les maquis sauvages de la Croatie. Les cigales ne chantaient toujours pas, mais le temps était doux.
Les paysans, déjà, ressortaient les charrues. Ils s'étaient reposés, presque deux mois durant, à l'époque des neiges. Ils avaient protégé leurs vignes de la grêle avec des branchages pour presque seul traitement d'hiver. Mais quel crime n'avait-ils pas commis ?!
"Des branches de châtaigniers ?" Leur avait-on crié. "Si fait monseigneur, où est le problème ?" avait été la seule réponse qu'ils purent malheureusement donner. "Vous saccagez ainsi la châtaigneraie où le seigneur Vitale se plaisait à chasser !" Ô oui, monseigneur, quelle impudence. Nous qui croyions en sauvage que nos pratiques séculaires se justifiaient sans chercher de réponse dans les loisirs des pans vénitiens.
Les deux qui étaient allés couper le bois pour le village furent accusés de braconnage contre des sangliers, et condamnés à verser l'étendue de leurs biens au seigneur Vitale en dédommagement pour ces bêtes qu'il n'aurait le plaisir de chasser lui-même. L'amende parut sans doute clémente à notre seigneur, mais pour deux hommes comme Domaslav et Igor dont les biens se limitent à une cabane et une hache rouillée, les 10 écus or étaient une somme colossale.
Domaslav essaya de travailler au-delà de toute raison ; après des nuits blanches à couper du bois pour tenter de rassembler la somme, il contracta un mal terrible. Le temps pour nous de déceler une fluxion de poitrine, le brave bûcheron avait déjà rendu l'âme. Igor, pour sa part, n'avait qu'
un souvenir trop vivace du pauvre Boris, lui aussi victime de la cruauté du noble vénitien. Il chercha donc à quitter le pays coûte que coûte. Il partit vers le sud, vers la Dalmatie, avec sa femme et ses deux fils. Des gardes les trouvèrent en chemin et tentèrent de l'arrêter ; lui et son plus vieux fils se battirent comme ils purent contre les soldats.
Deux pauvres hères ne peuvent cependant pas grand chose contre des armures et des épées d'acier. Son fils mourut pour permettre à sa mère et à son jeune frère de poursuivre leur route sains et saufs. On dit cependant qu'il ne fut que gravement estropié à la jambe, et qu'il fallut trois jours de fièvres et d'agonie avant que St-Pierre ne lui accorde enfin la paix. Igor, outre la perte de son fils, fut torturé pour avouer ses péchés, son braconnage et sa fuite. Après toute cette mascarade, notre seigneur et son maître vénitien le firent pendre sur la place du village. Les corbeaux n'ont pas encore fini de dépecer son cadavre puant à l'heure où j'écris ces quelques lignes.