Le jour s'était levé depuis près de trois heures quand le condamné Remigio fut mené dans la cour où il serait exécuté. Une petite vingtaine de personnes était présente, en majorité des proches du duc, nobles, officiers, secrétaires ou plus simples soldats. L'espagnol n'était pas dupe. A l'air satisfait qu'arborait les plus haut-fonctionnaires, il se savait en présence d'anciens rivaux. Callisto était intelligent. Dans l'épreuve des jeux de pouvoir, il avait du attiser leur haine et leur frustration. Mais aujourd'hui ils étaient là, pour assister à sa chute, et leur triomphe si peu dissimulé en était saisissable. Guidobaldo Della Rovere, lui, n'était pas présent, ou, du moins, pas physiquement. Il n'y avait guère besoin de regarder les fenêtres du palais pour savoir qu'il observait tout le déroulement des faits depuis l'une d'entre elles.
Une rare présence féminine attira alors le regard de l’ecclésiastique, bien que ce dernier ne trahisse en rien ses vœux, ni son allégeance à une réforme vieille de cinq-cent ans. Âgée d'une trentaine d'années, la femme avait le visage livide et les traits tirés. Pourtant, malgré sa douleur, elle restait droite était digne. Ainsi, c'était donc elle, l'épouse du plus controversé et charismatique meneur de la révolte. Peut être se perdit-il trop longtemps dans sa contemplation car la femme, se sentant observée, tourna les yeux vers sa direction. Prit en faute comme un jeune séminariste par un supérieur, le nonce rompit l'échange, gêné, à l'instant où Callisto venait de chuter. Un gémissement étouffé se fit entendre à sa droite mais il n'y prêta plus attention. A présent, son attention était entièrement concentrée sur Callisto. Celui-ci fut mené sur l'estrade et "préparé" avant d'être amené sur le billot. Armé d'une hache à bords larges, le bourreau en amena la lame contre la nuque du condamné et la leva au-dessus de lui. Des clameurs d'approbation haineuses fusèrent de tout côté et De Tormes ferma les yeux. Il ne vit pas la hache retomber et trancher la tête du prisonnier. Les bruits lui suffirent plus que de raison...
- Mort aux traîtres! s'écria un noble survolté. Vive Della Rovere !
Il fut rejoint par une dizaine d'autres qui crachèrent des insultes au cadavre encore secoué de spasmes. La foule, rassasiée, commença alors à se disperser, et le nonce fut saisit d'un vertige. Il avait souhaité au condamné une mort rapide, pas une humiliation de plus. Des boucles de cheveux blonds filèrent loin de lui et il se ressaisit pour rattraper la désormais veuve de Remigio.
Ma donna! l'interpella-t-il.
Quand elle se tourna, les yeux rougis de larme, elle vit l’ecclésiastique presser le pas, essoufflé. Il ne semblait accompagné d'aucun garde.
- Vous! s'exclama-t-elle pleine de rage. Vous osez me parler alors que vous avez condamné à mort mon époux! Que la honte soit sur vous ! Pourquoi n'allez-vous pas fêter votre victoire avec cette pitoyable assemblée de chiens qui crachent sur le corps de mon mari ?
Ma dame, commença-t-il le plus calmement possible pour tâcher d'apaiser la tension. Je ne vous prie pas de me pardonner mais seulement de m'écouter un instant. Je viens vers vous à la demande de votre époux.
- Taisez-vous, regardez-vous ! Vous m'avez prit l'homme que j'aime et vous voilà pathétique ! J'ai vu ce qu'était la justice des hommes. Elle met à mort ceux qui veulent sauver un peuple, qui se battent pour une juste liberté et qui sacrifient tout afin que les leurs puissent vivre décemment. Au moins Dieu, Dieu dont vous êtes l'indigne serviteur, saura reconnaître les plus valeureux et juger les tyrans.
Salvatore De Tormes, nonce apostolique papal, ne rétorqua pas. Il se contenta simplement de sortir de sa robe une lettre cachetée et de la tendre à la jeune femme.
Voici la dernière lettre, écrite de la main de Callisto, l'avant-vieille de sa mort. Conservez-la précieusement.
La veuve eut un instant d'hésitation, puis s'empara de la missive qu'elle décacheta et déplia. Elle parcourut des yeux les premiers mots et ses mains se mirent à trembler. Des larmes roulèrent sur ses joues mais elle se détourna et quitta l'évêque d'un pas rapide, sans plus rien ajouter.
Prenant une grande inspiration, le nonce lutta contre la sensation de vertige qui s'emparait de lui. Il sentit ses jambes se dérober sous lui et gagna de justesse un banc sur lequel il s'assit lourdement. Il avait réussit à agir hors de la cour et du regard de Della Rovere. Son absence se remarquerait en quelques instants et dix minutes plus tard, une escorte le ramènerait dans ses appartements, sous bonne garde. Mais quelle sépulture pouvait espérer Remigio? Son regard vacillant se leva vers le ciel d'un bleu clair et pur. Il ferait froid aujourd'hui.
_________________ Évêque de Tarragone Nonce apostolique Chancelier de l'Université de Salamanque
|